MARCHE ET CRÈVE




Après 400 kilomètres de marche depuis son Almería natale jusqu'au bureau de l'empresa de Madrid à laquelle il venait demander une opportunité, le malheureux Belda s'est entendu répondre que marcher n'était pas le meilleur moyen de faire valoir ses mérites pour toréer dans la première arène au monde.

Le côté abrupt de la réponse peut choquer, mais on ne peut donner tort à Taurodelta lorsque son représentant dit à la presse que chacun doit faire preuve de mesure en l'espèce, car si on accepte de programmer à Madrid un torero qui n'a tué que deux corridas et qu'il s'avère incapable de figurer dignement, ou, pire, s'il se fait blesser parce qu'il n'est pas prêt, que ne dirait-on pas de l'empresa ?

On ne peut bien sûr qu'épouver de l'empathie pour la détresse du torero, mais on peut s'interroger pour savoir si l'empresa a bien mesuré la situation, lorsqu'elle ajoute ne pas vouloir prendre le risque de voir 200 autres toreros marginalisés, se mettre à marcher sur Las Ventas pour y mendier une opportunité.

Les temps ont bien changé, si l'on se souvient que voici déjà cinquante ans, c'est précisément sur cet argument que les Lozano lançèrent leur fameuse Oportunidad de Vistalegre, qui vit converger vers Madrid plus d'un millier de morts de faim désireux de s'extraire de la misère en devenant torero.

Il y a trente ans, face à trois toreros marcheurs venus de Valence, Manolo Chopera n'avait pas hésité : il les avait programmé ensemble, les deux premiers pour donner l'alternative au plus jeune, et avait acheté pour l'occasion une corrida imposante du Puerto de San Lorenzo qui les avait tous trois renvoyés chez eux.

Cinq ans plus tard, en 1988, Manolo Chopera remit l'idée de l'Oportunidad au goût du jour, en proposant à tous les matadors qui voulaient toréer à Las Ventas sans y avoir été invités, de s'inscrire sur une liste à partir de laquelle on choisirait les trois lauréats qui auraient l'honneur d'affronter une monumentale corrida de Prieto de la Cal, avec comme prix pour le meilleur, une inclusion dans la San Isidro. Certains s'en souviennent sans doute, c'est le Boni qui l'emporta et qui, de fil en éguille, fut également triomphateur de San Isidro.

Cette seconde Oportunidad, José Antonio Chopera s'en souvient bien sûr, puisque c'est son cousin Manolo qui l'avait produite, et qu'elle avait eu pour résultat d'offrir au Boni une temporada complète dans toutes les ferias. Le système était alors semblable à ce qu'il est aujourd'hui, à la différence prés que les empresas parvenaient encore à imposer leur volonté aux figuras, et qu'à la fin de la San Isidro les cartels de toutes les ferias étaient encore ouverts, ce qui avait permis au Boni d'en profiter.

Ce n'est plus le cas aujourd'hui, et personne ne songe à ouvrir une brèche dans des programmations bâties en fonction des intérêts croisés des cinq ou six empresas qui pèsent sur le marché et des quatre toreros qui y font la loi. En outre, les corridas ont disparu de la programmation estivale de Las Ventas pour y être remplacées par des novilladas moins coûteuses. À la place des terribles corridas veraniegas qui offraient à de presques inconnus une oportunidad hypothétique face à des ganaderias dures, on ne trouve donc plus que des novilladas invariablement issues du mono encaste. Autrement dit, pas de place pour Juan Belda.

Et pourtant, pour reprendre l'image de José Antonio Chopera, si l'on avait vu partir à pied des quatre coins d'Espagne quelques dizaines de matadors abandonnés par le système, est-on sûr que l'image qu'ils auraient donné eut été plus néfaste pour la Fiesta que celle des figuras qui posent topless en couverture des magazines avant d'imposer leurs caprices dans les arènes de province où les bons aficionados ont cessé d'aller ?

André Viard